La journée avait pourtant bien commencé. De passage à Orneval, je profitais du beau temps pour aller saluer mes parents - mais jamais trop longtemps, comme d'habitude. Mandrin, que les villes rendent toujours un peu nerveux, était parti gambader dans le sous-bois, pendant que je dégustait un des merveilleux thés que maman sait si bien faire, à Astranaar.
Mandrin se faisant attendre, je me mis à marcher un peu vers le Bois de Chantenuit, profitant de la sensation de ces pavés doux et usés par le temps sous mes pieds. Des bruits de combat se firent entendre, et je m'approchais discrètement d'une clairière sombre. De jeunes Orcs inexpérimentés étaient repoussés par un grand Kaldoreï plutôt costaud, torse nu, mais le visage masqué. Il usait de talents druidiques pour corriger les Orcs, et m'annonça qu'il avait reçu l'ordre de garder cette zone un moment. Je m'installais donc non loin, pour discuter un peu et attendre Mandrin.
Après quelques tentatives de dialogue - il n'était guère loquace - j'entrepris de lui demander son nom, persuadée de l'avoir déjà vu quelque part. Il me répondi d'une voix égale: "Jordansito Drakenholdt".
Le souvenir de toutes ces souffrances, de toutes ces horreurs qu'il m'a fait vivre remonta si vite à la surface que j'eus toutes les peines du monde à feindre l'indifférence... et il écarquilla les yeux à son tour en m'observant.
Tandis que je bredouillais quelques excuses et commençais a tourner les talons pour m'enfuir, je l'entendit clamer quelque chose qui devait ressembler a un sortilège, et je ne fis pas plus de dix pas avant que des racines ne me fauchent, et ne me retiennent prisonnière au sol.
J'eu à peine le temps de fermer les yeux, et de me concentrer pour lancer un appel à l'aide via le lien télépathique, avant de sombrer dans l'obscurité de l'inconscience.
La suite est en demi-rêve. Je me revois ligotée contre le piquet central d'une tente ronde, je me souviens l'avoir insulté, l'avoir supplié, lui avoir promis n'importe quoi pour ne plus souffrir... je me souviens surtout de la douleur de sa lame parcourant mes chairs, et de son regard de fou. Je ne sais combien de temps cela a duré... quelques minutes ? quelques heures ? Mais tout a fini par s'arrêter, quand l'odeur de brûlé s'est mêlée à celle de mon sang et celle, encore plus tenace, de ma terreur.
Mes yeux se sont ouverts sur le visage de Kaliskà. Elle semblait affollée, et moi, j'avais l'impression d'être si loin.. je ne l'entendais pas quand ses lèvres remuaient, et je ne sais comment, mais ma conscience m'est revenue a Cabestan, devant le maître gobelin des griffons. Jordansito Drakenholdt barrait la route à Kaliskà, qui me soutenait, et ils étaient prêts à sortir les armes...
Je me suis dégâgée de l'épaule de Kaliskà, ai fait quelques pas pour venir me planter à quelques centimètres du visage de Jordansito. Il fit une drôle de tête lorsque je le piquais au torse avec mon aiguille de couture, et je le regardais droit dans les yeux.
- Souvenir d'une ancienne araignée, Jordan. Si tu trouves un prêtre, tu pourras espérer arrêter le poison avant qu'il ne soit trop tard.
- S... sale Garce ! Moi qui t'ai laissé la vie sauve !
- Perds pas ton temps, j'te laisse une chance...
Il sembla lutter pour conserver un semblant de calme, tourna les talons, et disparut au bout de la rue en courant, me menaçant d'une vengeance prochaine.
Je souriais, ravie de mon coup de bluff, puis mes jambes cédèrent sous moi, et l'inconscience m'accueillit encore.
Ce qu'il y a de bien avec l'inconscience, c'est qu'on ne souffre pas de ses blessures. Lorsque je me réveillais dans le lit de la maison des parents de Kaliskà, à Darnassus, j'aurais donné beaucoup pour retourner dans ma torpeur. Heureusement, Kaliskà s'occupa bien de moi. Grâce à ses paroles réconfortantes, et à ses soins, je pu sombrer dans un sommeil réparateur.